APIΣ ΓEΩPΓIOY, TROIS JOURS `A PARIS

APIΣ ΓEΩPΓIOY, TROIS JOURS `A PARIS, 10-13 Octobre 2002

Έγχρωμες φωτογραφίες. Kείμενο: Jean-Louis Leutrat 28 σελίδες, 29.7Χ21. Συλλεκτική έκδοση σε 10 αντίτυπα. Camera Obscura, Thessalonique, 2003.

 

Jean-Louis Leutrat
NORINGO NERU

J'habite une métropole qui à de certaines heures certains jours est vouée aux correspondances et aux analogies discrètes. Le moment est «le point doré de périr» quand la lumière en fin de journée embrase les pierres et que l'ombre commence à gagner du terrain. La ville alors est ouverte et fermée, ouverte comme un livre ou un journal, ou pourquoi pas comme un fruit de mer qu'en automne on déguste: «ce soir, on ouvre!»; fermée comme une grille ou un rideau de fer baissé, comme une perspective bouchée ou comme un dos obstinément tourné, ou encore comme deux visages dans un face à face muet.

La ville à cette heure est silencieuse. Les enfants se taisent, immobiles. Très loin, un homme semble tenir un violon et une femme un accordéon (tous deux doivent venir de l'Est, à en juger par leurs vêtements). Mais on n'entend rien. Ici et là des gens sont assis, isolés ou à plusieurs, et ne disent rien. A la terrasse d'un café une enfilade d'hommes et de femmes, de femmes surtout, de profil, l'une accoudée sur la table ronde, une lisant un journal, d'autres faisant de la main un signe vers quelqu'un ou quelque chose d'invisible. Dans le fond, une femme se penche et me renvoie mon regard. Les positions de toutes ces mains sont remarquables, elles esquissent des histoires, dessinent une chorégraphie. Le reflet d'une main s'inscrit sur la joue d'un consommateur et laisse deviner la présence d'une vitre. A qui appartient cette main et pourquoi y aurait-il une vitre? Ce silence et ce mystère ne recouvrent rien de tragique. Il n'y a pas de drame menaçant, simplement une incompréhension qui gagne peu à peu, en douceur. Suis-je bien dans la ville que je suis censé habiter? Que signifie l'inscription «KOKON TO ZAI» au-dessus d'une vitrine à travers laquelle on voit parader deux mannequins féminins longilignes, mi-Matrix, mi-Lara Croft tandis que de l'autre côté deux jeunes filles asiatiques sont accroupies sur le trottoir? Les deux roues d'une bicyclette se reflètent dans la vitrine. Que faut-il regarder? Et que penser de ce mélange?

Aris Georgiou passe trois jours à Paris comme Jean-Daniel Pollet a passé trois jours en Grèce. C'est un échange de bons procédés, une politesse, une symétrie, un renvoi comme un reflet. L'ordonnancement des images arrachées au temps (prélevées sur le temps) comme leur contenu sont conçus principalement à partir de l'idée du couple, ou du chiffre deux (2002). Il suffit de regarder la couverture: deux poteaux d'acier verticaux se détachant devant un rideau de fer baissé partagé à égalité entre ombre et lumière, les horizontales dominant comme les cannelures d'une colonne couchée. Son pendant en quatrième de couverture n'est pas moins significatif: la terrasse d'un café en perspective, avec deux tables rondes éclairées alors que le reste est obscur, sur l'une de ces tables deux verres et deux briquets. Tout est exposé, l'heure, les chiffres, les formes, la couleur même avec le jaune de l'orangeade et le rouge d'un briquet. Sans oublier le détail qui fait mouche : sur le rideau de fer de la couverture l'ombre portée distordue (comme le crâne des Ambassadeurs d'Holbein) d'un panneau d'interdiction de stationner; dans la perspective de la terrasse un parasol ouvert et derrière une camionnette à l'arrêt avec l'inscription AVI(S) que l'on sait être celle d'une marque de location de véhicules automobiles; cela peut se lire comme un «avis», ou comme «à vie», ou encore comme la mention en latin de l'oiseau dont les traces existent clairsemées dans l'ouvrage: dans un dessin sur une vitrine, à travers la silhouette d'un pélican rouge faite au pochoir sur un mur, enfin par le biais d'une plume tombée sur un trottoir et signalant ces mots énigmatiques gravés dans l'acier: NORINGO NERU. La plume fut aussi l'instrument de l'écrivain. Et plutôt que Avis devrions-nous lire Aris.

Un ami, un vieil ami, le rouge. Une touche ici ou là pour se rappeler à notre souvenir - et avant d'éclater à trois reprises dans trois doubles pages. Une jeune femme de dos à demi étendue sur un canapé porte un gilet rouge (seuls les bras sont visibles); une écharpe de la même couleur est posée sur les accoudoirs d'un siège; deux chaussures rouges sont visibles sous le canapé. Rouge, noir et jaune se retrouvent dans le vis-à-vis qui montre un espace avec des imitations de colonnes antiques et entre elles une table recouverte d'une nappe rouge; l'ombre brisée de la colonne sur cette nappe prend en charge le noir (cette forme rappelle la posture de la jeune femme). La page tournée, une grille rouge protège la devanture d'une boucherie, une autre nappe rouge présage selon l'inscription au-dessus («C'est la fête des Marennes Oléron») une dégustation. La nourriture interdite ou promise. Le rouge fait un retour en force avec sur une double page ce couple de dos assis sur des chaises; leur dos est dans l'ombre, le soleil éclaire donc leur face invisible; la femme (qui est sur la page de gauche) porte un ensemble rouge, une toque rouge et à la place du chignon une fleur toujours rouge (sa tête est inclinée sur la gauche comme celle de la jeune femme sur le canapé); sur la page de droite occupée par l'homme le rouge apparaît au-dessus d'une murette en l'espèce d'un massif de fleurs bord cadre.

Dans cet espace «la vie est grasse et douce à respirer; le désordre, la turbulence et l'imprévu [y] sont exclus; le bonheur [y] est marié au silence» . C'est un petit condensé de sensations, comme une peinture hollandaise installant en son centre un homard (Picasso s'en souviendra dans son Grand homard rouge) dont les pinces enserrent un citron en partie pelé. Le velouté, le pelucheux, l'acidité, le fruit d'or, l'animal d'un rouge strident. C'est bien une «still life» que la ville propose. Le sable jaune où les semelles ont marqué leurs empreintes signale une activité passée, une agitation évanouie. Le monde est au bord de l'ensommeillement, non sans solliciter notre curiosité par quelques menues énigmes.