Retour à Montpellier
1971-1977 - 1997-2000

Photographies et texte d'Aris Georgiou
Reperes biographiques de Michèle Auer
IDES ET CALENDES, 2001

Octobre ’98

24.10.1998. A bord d' Olympic pour Marseille via Naples. Il est 9:05. Ce n’était pas comme ça à l’époque. Or, là, depuis Thessalonique –via Athènes, puis escale à Naples–, avion jusqu’à Marseille. On l’avait effectivément fait une ou deux fois, même à l’époque, par avion. Sinon, le rituel était tout autre. Il existait deux variantes: automobile et ferroviaire.

En voiture ça allait encore. Ca pouvait même être marrant. Il entrait en jeu une histoire de responsabilité, une sorte de défi, quoi. Car, vu nos moyens minimes, nous étions sollicités à faire le tout en une durée minimale. Pas d’hôtel sur la route, pas trop de bouffe, pas trop d’arrêts-café. On en arrivait même à des trajets de 36 heures pour les 2500 kilomètres. C’était notamment une fois avec la BM du Kottos, à cinq dédans, de la neige en Yougo, et lui seul conducteur, ne faisant confiance à personne d’autre pour conduire sa “deux mille deux”. D’habitude on faisait Montpellier - Thessalonique, ou le sens inverse, avec notre coccinelle. On partageait les frais de carburant. Il y avait ma Marie, mais souvent une troisième personne. Le “jeune” une fois, le Kottos, les D’Amato, Christianne, ou Grigoris et Pola. Avec ces derniers on passait forcément par Paris et je redéscendais seul sur Montpellier par la suite. Une fois en leur compagnie, c’était peut être en 75, on a fait escale à Lausanne. C’est alors que j’ai repris contact avec Véronique. On a débarqué chez elle vers sept heures du matin, dans un bel appart qu’elle occupait avec Claude, son jules de l’époque. Deux mecs et une nana qui se pointent chez toi, tu ne te rappelles presque pas de la gueule du type que t’avais connu adolescente à St Galles, et là, il sonne à ta porte, et c’est un barbu qui te rammène un couple par dessus le marché que tu ne connais point, et ils sont sales du voyage, et ton mec, jeune cadre, la joue cool, histoire de pas faire vieux-jeu, et les types se douchent, passent la journée et la nuit qui suit. Ils repartent pour Paris le lendemain.

Adultes alors, un vrai contact avait repris. `A St Galles, l’eté ’68, à 17 ans, je l’avais flirté –sans succès– la Véro, elle était d’un type un peu blazé qui me fascinait. Après ces retrouvailles de ’75 nous avons recommencé une amitié qui dure depuis et reste toujours solide, partagé par nos conjoints respectifs.

Arrêt à Naples. Ravitaillement. 11 heures 10. Oui donc, disais-je: la voiture c’était une façon plutôt plaisante de faire Salonique-Montpellier. Le train lui, plus fréquent, c’était un peu le bagne. Car il faut se rappeler ce qu’étaient les trains de l’époque, je parle coté Grec et Yougoslave. Ceux d’Italie et de France étaient tout de même honnêtes. Il fallait partir de Salonique déjà dans une certaine saleté –c’était pas électrique et la fumée de la locomotive nous enduisait très vite–, traverser la Yougo entourés de suspects voyageurs de subculture et de la faune habituelle des étudiants grecs d’Italie, phénomène formidable aux conséquences douteuses, des fois changer à Belgrade, descendre des voitures à la frontière italienne dans la nuit et par un froid de canard pour contrôle de passeports. Aristidhis!, Maria! que gueulaient les balaises de contrôleurs, pour nous faire faire un pas en avant et nous identifier à la photo du passeport qui’ils nous avaient déjà prelevé auparavant. Par la suite il falait rechanger à Milan se tapant de longues heures dans la salle d’attente dont je me rappelle toujours des bancs en bois où nous essayions de retrouver une position de sommeil, puis rechanger encore à Marseille, avant de terminer à Montpellier, après on ne savait plus combien d’heures ou de jours de voyage.

Flash back donc, ou plutôt flash forth; me voilà à Marseille même, à St. Charles, en train d'attendre le train du dernier trajet. Comme jadis, il y a éxactement 27 ans. En Septembre 1971, quand ma vie française commençait. Ce n’était pas le “self” de la gare –assez minable sinon– pour grignoter comme aujourd’hui, mais plutôt les restes d’un sandwich grec, son pain collé au papier serviette qui l’enveloppait. Je ne sais plus quelle heure de la jounnée celà dévait être, sans doute la même que maintenant, sauf qu’au bout, cette fois ci, il y a Jean qui m’attend, je viens de lui parler. Par contre, à l'époque, ce devait être le 9 ou le 10, le 14 –je ne sais plus– septembre 71, au bout il y avait Vélis –il était aussi la cause de mon départ en France– qui me recevait pour m’emmener à bord d’une Dauphine ou d’une "quat’chevaux", directo au “6, impasse Coustou”, quartier général du reste pour le reste de l’année scolaire de tout un groupe d’amis grecs, français ou autres, étudiants en médecine, en architecture, en langues, en physique ou chimie. J’aurais tendance à développer davantage le contexte “Coustou” mais je mets le cap de ma pensée sur le fil de ma visite.

Quels ont été quelques souvenirs marquants de ma vie montpellieraine? Est ce que je peux effleurer certains pour en façonner une trace photographique. Ce qui me rappelle évidemment que la première personne rencontrée, le premier jour de cours en fac, c’était Christianne avec ses longues couettes. Elle est toujours à Montpellier, je vais chez elle ce soir, 27 ans plus tard.

Un des premiers soirs, peut être même déjà le second, j’avais dû sortir seul, qu’est ce que je pouvais bien faire seul, je connaissais personne, je devais vouloir me familiariser un peu avec le lieu, enfin bref, bientôt il faisait nuit et il pleuvait des cordes, et je n’arrivais pas à retrouver mon chemin. Ca a duré plusieures heures, aucun repère, bien sûr aucun téléphone – pouvait-on même imaginer que l’époque du cellulaire allait un jour émerger? La flotte, la fatigue, le désespoir, je me sentais damné par les dieux de la Grèce et de la Gaulle all together. En vain essayais-je de reconnaître quelque chose; tout avait l’air pareil. J’ai dû passer une dizaine de fois devant la cathédrale St Pierre, revenir sur la gare, louper la Comédie, retomber sur la rue de l’Université, reprendre la rue de Candolles sans m’apercevoir de l’impasse Coustou juste là, devant moi, errer du coté du quartier de St Anne qui n’était point ce qu’il est aujourd’hui –toutes ces choses que j’ai si bien connues les années d’après– or cette putain d’impasse ne faisait point surface. Lorsque celà s’est produit, ça dévait être deux heures du matin. Sauvé, je l’ai enfin été, en reveillant Vélis. De cette nuit traumatisante il me reste une profonde trace humide et glissante. Il me faut donc des nocturnes dans ces mêmes ruelles, jadis si sombres, aujourd’hui propres et quasi toutes pietonnes.


Il fait presque chaud. Une après midi de fin octobre en traversant en train le midi de la France. Tarascon. Le soleil tape fort et, en direction de Montpellier, je m’apprête à affronter la ville de mes études, en visiteur adulte, sage peut-être un brin de plus qu’alors.

28 octobre 1998. Midi moins dix. J’attends Artigues devant l’entrée de son immeuble. Je viens d’y trouver un mot; il sera – dit-il– un petit peu en retard. J’ai eu son numéro de téléphone par Mazard lors de ma visite à l’ École avant-hier. Il fait toujours un soleil du tonnerre, drôle de température pour cette époque. J’ai eu très chaud en marchant, j’ai fait tous les Arceaux depuis la base du Peyrou jusqu’au Restau-U. Au retour, je suis passé par les ruelles où habitait le Koussoulas en première année avec sa nénette Canadienne, sa 125 et sa mini Cooper qu’on lui enviait. Je me suis alors rappelé qu’à l’époque, le mot “Arceaux” connotait quelque chose de “pas trop classe” dans notre tête étudiante. C’était sûrement à cause du Restau-U des Arceaux qui était le pire après l’Agem. "Top" toujours le Vert-Bois, second le Triolet. Ainsi le quartier des Arceaux était un peu... pas trop bien. Alors qu’en réalité il est superbe, avec son Aqueduc, ses platanes, ses anciènnes maisons robustes, son marché au puces et ses Boules.

Il s’est en effet avéré judicieux de venir exprès à cette fin à Montpellier. Véritable pélerinage photographique; en tous les cas un retour. J’ai recherché et retrouvé des gens, j’ai cherché à retrouver des lieux. Des rues aussi que j’avais oubliées. Elles ont émergé avec difficulté du fond de ma mémoire avec leurs noms, comme également certains lieux-dits. Des morphologies aussi, des caractères architecturaux. Des habitudes de gens, des comportements de commerçants. Or, je n’ai quand même pas retrouvé quelque chose de plus. Ce que peut être personne ne retrouve plus lors de nul retour. Car probablement – sûrement même– entre temps, lui même a dû changer. Un sentiment identique à celui d’ “alors” ne m’a point traversé. Je m'attendais à cet effet que provoquent des fois certaines odeurs, ce pincement du cœur inexplicable dû le plus souvent à une vue, un son, la chaleur d'une pierre. En vain. C’était à cause –sans doute aussi– du changement de cette ville même. Ce qui jadis était désordonné, sale, terne, usé, humain, vivant, aujourd’hui est propre, à sa place, rafistolé, changé, passif, presqu’“in-humain”. J’ai photographié des crottes de chien ce matin à titre d’ hommage à ce “jadis”.

Artigues s'est enfin pointé avec sa compagne, Nassiba Lebtahi(?). Après une brève visite à l’appartement qu’ils sont en train d’aménager en local professionnel, ils m’ont invité à déjeuner au “Jogging”, un restau qui évidemment n’existait pas dans le temps, après le Vert-Bois, à gauche. Des nouvelles sur les gens de l’école que je connaissais, leur nouvelles et leurs occupations à eux, tellement différentes des miennes. Artigues était le prof avec qui on se sentait, du moins de notre coté avec Serge, le plus en affinité. Je ne saurais trop la définir en ce moment, surtout que, lorsque je lui ai évoqué certaines choses que nous avions retenues de lui à l’époque, il m’a répondu qu’elles ne sont plus du tout ce qu’il raconte actuellement dans son enseignement; voici encore que des choses peuvent bien changer en 25 ans.

J’ai pris de l’essence chez Mascaro. Non, ce n’était plus Mascaro, lui il est mort du cancer il y a sept-huit ans, après déjà avoir démenagé plus haut. Réminiscences encore. Du temps où on bossait pompiste chez lui tous les weekends. C’était en ’73. Quand, par un matin de Novembre d’un froid polaire, un des collègues Grecs en solex s’est arrêté prendre du mélange et m’a appris qu’à Athènes il y avait eu la révolte de la Polytechnique. Terrorisés nous l’étions encore, et en pleine dictature des colonels back home. Toute agitation possible nous mettait dans une inquiêtude et insécurité même à distance. Nous avons tenu jusqu’en Mars chez Mascaro – le froid nous a cassés– , le dictature, elle, en Grece, a tenu jusqu’ en Juillet d’après pour clore son septennat. Il est toujours incroyable que des époques comme ça aient vraiment pu exister. Elles m'ont l’air si proches!

J’ai garé en face la Corsa que m’avait prété Roland, et me voilà en train de prendre un pot au “Bar des Lettres” qui actuellement se fait appeler “Rio Bar”. Avec ses cinq petites marches comme avant. Tous ces étudiants que je vois autour de moi sont nés après mon départ d’ici ou alors à peu près à cette même époque. C’est cette même génération que je vois partout. Étais-je comme ça aussi?

“Hey babe, take a Walk on the Wild Side”. Tiens, tout à coup, Lou Reed au haut-parleur, comme back then; la musique résisterait-elle plus que nous? Ben... ma foi, dirais-je, jusqu’ à présent, nous ne nous sommes pas trop mal défendus non plus.

29 octobre 1998. 7:30 pile. Dans le train, direction Marseille. Ca roule vite dans du calme. Corail. Orange saturé, la lumière du lever, quasi horizontale, rase le sol et teint les flancs des maisons. Partent en longueur les ombres des pins jusqu’ à se redresser de nouveau à la verticale contre les murs en pierre qui se succèdent. Des images fugitives à travers les fenêtres du train se placent instantanément dans le champ de la vision. Elles déposent leur traces sur une mémoire fugitive elle aussi; elles ne se laissent pas enregistrer sur émulsion pour la nourrir sans obstacle ultérieurement, elles tentent plutôt de subsister latentes jusqu’à ce que la mémoire les rencontre lors d’un nouveau passage, 27 ou 20, ou 15 ans plus tard. Ou bien elles s’effritent, s’évaporent, elles cèdent leur place à d’autres, nouvelles. Innombrables, elles envahissent, s’installent, se bousculent. Sans fin. Sans fins. Molécules infinitésimales du Monde. Décor du cosmos inutile. ...Futile inflation d’images.

Une fois de plus je n’ai pas été foutu de noter tous ce que je voulais. Pendant quatres jours je sillonnais une ville que je croyais connaître. Ce n’est pas tout à fait faux d’ailleurs. Mais j’ai été obligé, même à des endroits connus, de découvrir des côtés différents, de m’ exposer à des versants cachés. J’en sors modérément ému et sûrement pas rajeuni de cette histoire. Je reviendrai, néanmoins, c'est certain.

Avril 2000

31.3.2000 / 16:20. `A peine décollé de l’aéroport Elliniko. Survol au dessus du "Saronique" dans un ciel éblouissant quoique de visibilité trouble. Vol loin d’être plein, à moitié vide. Majorité des passagers francais, mais aussi des Grecs de profil “business”. Bébé qui braille; Stelios V. également –non, lui ne braille pas– tout au fond, section fumeurs. Accompagné de nénette blonde, “flashy” qu’elle aurait étée qualifié par Ellie, aux bottes blanches vernies et jupette noir et blanc striée zèbre. Beaucoup de place. Un individu par fenêtre. Tranquile.

On doit arriver à 18:30. Vers 20:00 je me vois chez Yamina et Jean-Paul où dinner programmé avec Eric. Demain à midi le TGV, direction du Midi, vers Montpellier. Voyage qui, somme toute, a l’air long; aucun rapport cependant avec ceux d’antan, il y a trente ans.

Trente ans! Aller... vingt-neuf. Qui l’aurait cru! Quoique ... pourquoi pas. N’empêche qu’on pourrait se le demander: en commençant les études en 71 ou en quitant la Grèce pour la France à l’époque, combien en effet nous passait-il par la tête un plausible parcours pour la suite. Peut-être même aucunement ou, au mieux, selon un schéma à peine perceptible en filigrane et tout juste en tant que perspective probable. Et cela encore seulement parcequ’on était obligé de s’“auto”-déterminer en individus qui “descendent de”, qui “s’acheminent vers”, qui sont “destinés à”. En réalité, ce qui comptait incontestablement –en tout cas en ce qui me concernait– c’était ce que j’allais être, ou ce que j’allais précisement devenir dans l’immédiat, dans un immédiat d’alors ou peut-être dans un présent d’alors en relation immédiate avec un avenir d’alors. Comptait donc surtout comment allait se définir mon statut dans un minimum de contradiction avec sa propre perspective. Et si, cette acceptable perspective – après une déviation en cul-de-sac vers l’Ecole Supérieure de Commerce à Athènes entre 69 et 71– s'esquissait dans le métier d’architecte, alors celles-ci, les études c’est àdire d’architecture, devraient être celles à suivre et le statut d’étudiant en architecture serait celui dont j’allais moi-même m’affubler. Pour le moment. Pour le moment d’alors. Plus tard on verrait bien.

Était-ce une parenthèse dans ma vie la période de Montpellier? Ou bien une condition nécessaire? De parenthèse elle peut bien en avoir l’air à présent si je me la représente comme un septennat loin de la Grèce; une parenthèse dans la vie d’un jeune –à l’époque–Grec, d’un Thessalonicien quasi quinquagénaire aujourd’hui.

Mais elle était aussi une condition. Suffisante, et nécessaire ajouterais-je même, pour tout ce qui est par la suite survenu. Et si ce tout n’a pas totalement dépendu de cette période, la plupart lui est pour autant fonction. Je réalise à l’instant à quel point cette dernière a été cruciale. Et, du même coup, je confirme combien, au contraire, la période qui la précéda a pu être sans presqu’ aucune importance. Car, bien que les études secondaires au collège americain aient pu être considérablement supérieures à celles de la moyenne des autres lycées, elles n’ont point pour autant laissé de trace significative en tant que période de ma vie lorsque je les compare aux années montpelieraines. Ca tient à cela d’ailleurs que je n’y ai jamais fait référence dans aucune version de mon cé-vé contrairement à la “fière jeunesse” de mon ex-école. Ca représentait du reste un choix de mes parents, ce n’était point une affaire personnelle. Par contre, tout dépendant de la famille que je pus être, le septennat montpelierrain fut à moi tout seul. Les images reçues ainsi que toutes influences, immenses. Critiques et multi-dimensionnelles.

Bien qu’en fait peu fut ce que j’ai pu apprendre d’ architecture, j’ai tant appris dans tant d’autres domaines que même l’archi en a finalement compté pour beaucoup. Et, bien que l’horizon put être considéré restreint comme “provincial”, il fut quand même infinimment plus vaste perçu de “l’intérieur”. Du dedans, du “centre” vers la “périphérie”, vers le dehors. Car centre du monde moi-même comme toujours. Dans le passé, et à présent, et dans l’avenir; mais aussi, de ce même monde, particule infinitésimale. C’était là alors que j’ai pris conscience de cette dualité. Qui, naturellement, n’était rien d’autre que simple mûrissement.

Avec, alors est arrivée la photographie.

Et puis? Que signifiait donc cette arrivée de la photographie? Un événement dramatique peut-être? Pas tant; je me détrompe. Elle n’a rien signifié de plus que sa simple juxtapposition à tant d’autres moyens d’expression. Des vocables plutôt, des langages, des outils. Non, il ne s’agissait pas de découverte malgré le fait qu’à l’époque elle atteignait en moi des dimensions de passion ou de “vocation”. Je n’irai pas ici jusqu’à la comparer ou la situer par rapport à la musique, à l’écriture, à la peinture. Je constate juste que ses techniques, ses possibilités, ses coordonnées m’ont suffisament conquis pour me tenir près d’elle, pour me familiariser avec son dialecte. Mais ce qui a été vraiment important en elle ce fut autre chose et il m’a plutôt fallu longtemps, du temps, pour bien le réaliser.

Il faisait chaud ce jour à Clapiers, en 71, lorsqu’au Zeiss-Ikon à soufflet, j’ai tiré le chien endormi. Mon vocabulaire français du moment ne devait même pas compter deux cent mots. On y avait été avec la “deux-chevaux” de Christiane pour je ne sais quelle excercice dans le cadre des cours de la première année. Et j’avais honte pour mon incapacité de me faire comprendre par mes collègues.

C’est la chaleur qui compte maintenant, et ma honte d’antan et, bien sûr, le chien endormi au soleil .


Et il faisait chaud encore une fois, c’était au printemps de 72, au Plan Jean Jaurès où nous étions en train de procéder à un relevé pour un travail de nos préoccupations architecturales précoces, et voilà que quatre petites vieilles sont assises sur le banc public avec, comme leur fond, “London Tavern”, récent –à l’époque– bar de luxe, et cette “croix de leur tombe imminente” les couronnant. Et cela fait presque trente ans. Serait il possible qu’une parmi elles soit encore en vie aujourd’hui? C’était à ce même moment que j’ai dû comprendre ce que pouvait signifier – si en effet cela pouvait bien signifier quelque chose– la lecture sémiologique de l’image, sans, certes, soupçonner encore l’existence même du mot “sémiologie”.

Et il faisait chaud, bien sûr –c’est évident– c’était toujours en mai 72, à Palavas, lorsque Frank Maccioca, italo-américain de Pensylvanie que je n’ai jamais plus depuis revu, a pris la pose de “bodybuilder au frisbee” –mode à l’époque toute récente– et je me le demande, vingt-huit ans plus tard, où pourrait bien se trouver maintenant ce gars. Une fois de plus c’est la chaleur qui compte, le frisbee, l’air de la mer, Frank. Je ne me serais pas rappelé de son prénom si son image n’avait pas été apposée sur l’émulsion de mon négatif. Certes d’ailleurs, il ne doit pas se rapeller de moi non plus si, à mon tour, je ne figure point sur une de ses photos-souvenir à lui.

Et il y a eu aussi ce jour de 74 ou 75 – cela devait être un dimanche, par temps couvert. Une bande de Grecs dans les champs, une guitare, un arbre. Cadrée par la fenêtre de la portière de notre coccinelle bien aimée; pour qu’ainsi je m’en rapelle aussi. Pour que jaillisse du coup le souvenir qu’au son de la guitare, ce qui regnait c’était la nostalgie pour la Grèce, tandis que là, en visionnant le souvenir sur papier, le mal du pays est à l’envers pour la France.

Non, une découverte ne fut point la photographie. Decouvertes le sont, au contraire maintenant, les photographies. Par leur potentiel insoupçonnable lorsque je me rends compte de leur sens à mes propres yeux, les ayant tirées moi-même, selon si je me rapelle ou non des conditions sous lesquelles ceci eut lieu; de ce qu’elles pourraient également signifier aux yeux d’un tiers. Combien aussi, de ce dernier, je pus tenir compte lors de la prise de vue ou de la confection du tirage supposant ou “orientant” sa possible interprétation tout en me référant ou, au contraire, tout en ignorant volontairement les conditions spécifiques.

Où était-ce au fait que j’ai tiré cette photo de la dame qui est en train de peindre au milieu de cette dense végétation? Aucun souvenir. Le mur, par contre, et cet arbre a Nîmes, bien au delà de toute possible lecture de la part de quiconque, pour moi sont irremédiablement liés au souvenir de Marie à l’hôpital. Ainsi l’image du passage souterrain du centre ville qui rendait consciemment hommage à celles d’un photographe m’ayant influencé dont cependant j’oublie le nom.

Que d’autre donc serait bien la découverte sinon le contrepoint que tisseraient mes propres réminiscences par le biais des mes photographies avec votre lecture à vous de ces mêmes images? Pour en revenir ainsi à cette fameuse dualité: c’est moi, bien entendu, le centre du monde mais –sans nul doute– vous l’êtes vous même aussi.