Umm Qais, 28 octobre 2003

Par un matin ensoleillé et calme du debut mars, ici, devant la mer de Salonique, ma pensée recule nonchalemment vers un proche passé pour rencontrer les sensations d’un autre matin de fin octobre dernier, à peine donc il y a quatre mois; que cela semble pourtant loin.

Un soleil ludique, par moments agressif, par d’autres lâche lors de son cache-cache contre des nuages massifs cependant non convaincants, se joint à un vent par raffales pour contribuer à un microclimat-type, dit-on, de ce plateau du Nord jordannien et m’accueuillir à Umm Qais.

J’ai toujours été perplexe vis-à-vis des notions telles que “spirituel” ou transcendantal”. Ce ne serait donc pas par leur biais que j’aurais tendance a me laisser envahir par le sentiment que le lieu est censé inspirer. Pragmatique plutôt je pense, serait ma toute première approche. Un sentiment qui ne pourrait, donc, se passer de la géometrie de la représentation sur carte de ce coin du monde.

Sur les pièrres du sol de la basilique paléochrétiènne, sur sol jordanien, je me tiens debout et balise. J’ignore le reste du site et, le regard vers le Nord-Ouest, je cherche inconsciement un point qui correspondrait à l’intersection de trois lignes. Des bisectrices respectivement de surfaces infiniment plus vastes que leur propre reduction sur papier. Elles, cependant, ces aires, sont bien là devant moi, non pas plates et coloriées chacune de teinte unie pour distinguer les trois pays, mais unies vraiment, paisibles, valonnées, variées, eclairées ou ombragées, jaunnâtres par la vegétation sechée, ocre de la pièrre en abondance ou parsemées de vert des oliviers et d’arbustes sauvages. Elles étendent leur relief poliment accidenté depuis cette colline juste en face, Sud du Gollan syrien même, jusque dans le lointain à l’Ouest où gît inerte et luisante la mer de Galillée déjà en plein Israel. Croisement.

Intersection de lignes qui doit bien être là, quelque part dans le champ de ma vision. De chaque côté une version de l’Histoire. Versions de l’Histoire, voies d’une même religion, versants d’une même civilization, evolutions d’une même langue, même. Composantes, chacune, d’une resultante qui a fini ―pour le moment peut être?― par dicter une géometrie. La géographie politique. Or ces frontieres restent camouflées.

Mon regard se contre-téléscope en “zoom out”, il se replie. Et de cet horizon tri-national à quelques kilomètres, il s’impose un balayage à rayon serré. Il se rabat sur les confins proches des ruines alentour et entreprend de comprendre. Tout au moins, soupçonner. Il raze silencieusement les pièrres, saute de colonne en colonne, de socle en chapiteau, caresse le marbre, le calcaire, le basalte, effleure les extremités et les textures, chemine le long des tracées et des fuyantes, grimpe les empilages et les apareillages, traîne par endroits, reprend, contemple passif, se pose distrait, poursuit, se perd rêveur. Le vent doux et l’alternance de la lumière s’échappant de la masse nuageuse lui encourragent un rythme lent et paresseux, ainsi songeur et vulnérable. S’infiltrent alors parmi les principes de ses origines pragmatiques des parasites douteux.

Seraient-ils des «esprits», de resistants ressuscités, des hectoplasmes persistants qui hantent un lieu s’obstinant à me faire devier de mes reflexes rationalistes?. Et, dans une brume qui s’installe impercetible à d’autres yeux, se laissent-elles distinguer des figures sombres mais translucides qui evoluent discrétement parmi les pièrres corrodées des restes de l’eglise? Seraient elles des âmes de tous prémiers chrétiens, jadis occupants du lieu qu’elles ont reçu, du lieu qu’elles ont transmis? S’obstinent elles à rappeller à la prémière occasion, celle-ci en l’occurence, que les ruines, tant en ces temps prisées, n’auraient pû l’être sans elles, sans l’occuppant-esprit d’antan?

Pragmatique, rationnel ―suis-je certain?― ou prisonnier temporaire d’une puissance «transcendantale» au delà de mes propres forces, sûrement en tous les cas perplexe, je m’efforce à les photographier. Les esprits. Les voici donc, parmi les ruines de la Basilique de Umm Qais, on ne peut les manquer.

5 mars 2004